Agnès Giard

Fable pétillante, Sexus Nullus relate le combat d’un politicien qui, au nom de l’égalité des sexes, veut faire supprimer les mentions de sexe dans les papiers d’identité. Si cet homme existait, voteriez-vous pour qu’il devienne le président de la République ?

«Nous avons un sexe, chacun d’entre nous. Mais pourquoi la République s’en mêle-t-elle ? Pourquoi l’État se préoccupe-t-il de mon sexe ? Pourquoi inscrire sur l’acte de naissance des enfants : fille/garçon, sexe féminin/sexe masculin. À qui cette information sert-elle ?». Dans un roman au suspens haletant (Sexus Nullus ou l’égalité), Thierry Hoquet, professeur de philosophie à l’Université de Lyon 3, spécialiste des théories du sexe biologique, raconte l’histoire d’un homme qui veut faire changer les mentalités. Il élève seul une petite fille. Il espère un monde nouveau pour elle. Les politiques appliquées en France mettent en avant la parité femmes-hommes, l’objectif étant d’obtenir un ratio de 50% d’hommes et de 50% de femmes dans chaque profession, à tous les niveaux de la vie sociale. Mais la parité ne fonctionne pas. Elle ne garantit ni l’égalité ni la justice.

#EFFACERSEXES VS #SAUVERSEXES

Le héros du roman défend une idée plus radicale : il faudrait éliminer les sexes de l’état civil. «De la maternelle au baccalauréat, l’école est mixte, les enfants sont élevés ensemble, sur des programmes communs, avec des examens communs. Il est révolu le temps où, pour obtenir le certificat d’études, les filles devaient subir une épreuve de couture et les garçons de travaux manuels. À la majorité, qui est la même pour tout le monde, il n’y a plus en France de service militaire. Tous les citoyens de plus de dix-huit ans ont le droit de vote et paient leurs impôts de la même manière. […] Ainsi, dans de multiples composantes de la vie publique, la République se passe très bien de connaître le sexe des individus. Pourtant, on le fait toujours figurer à l’état civil. Au nom de quoi ? ».

Sa question, tout d’abord, ne suscite qu’un intérêt amusé. Mais lorsque le politicien fait de cette réforme la base d’un programme électoral… la France devient la proie de violents affrontements entre deux factions qui sur Twitter échangent des arguments. Le clan #EffacerSexes affronte le clan#SauverSexes. Des féministes s’inquiètent : et si l’effacement des sexes n’allait pas supprimer le cadre juridique protégeant les femmes ? Les championnes de sport seraient balayées des compétitions. Des géants testostéronés pulvériseraient le fragile univers des performances féminines… Des homosexuels s’inquiètent aussi : et si l’effacement des sexes n’allait pas du même coup effacer la distinction homo-hétéro ? Leur «droit à la différence» risquerait d’en prendre un coup face à l’apparition d’êtres aux identités multiples «trop foisonnantes pour être étiquetables».

Pour calmer ces inquiétudes, le politicien prononce un discours convaincant : «L’esclavage ancien se fondait sur la théorie des races, dit-il. L’esclavage toujours en vigueur, celui dont je parle, repose sur la théorie des sexes. C’est parce qu’on est persuadé que l’humanité est divisée en deux moitiés irréconciliables que cet esclavage insidieux se perpétue. Les esclaves, de nos jours, ont pour nom «Femmes», et leurs chaînes se nomment bracelets, talons aiguilles, bijoux, gaines, maquillage, strings, robes et jupons. Leur esclavage se prétend fondé sur la nature. Il paraît gravé dans nos corps, aussi ancien que l’histoire humaine. Cette forme d’esclavage a été enjolivée. On lui a donné le nom de Féminité, ou celui de Maternité. On l’a rendue désirable. Du côté des hommes, la liberté n’est pas non plus de mise : ils tiennent à leur Virilité comme à leur bien le plus précieux.» Pour lui, cette servitude est la principale responsable des inégalités sociales.

L’égalité est inscrite partout en théorie, mais impossible à réaliser dans les faits. «Dans toutes les catégories socioprofessionnelles, les femmes sont moins promues que les hommes, leurs salaires augmentent moins au cours de leur carrière et elles restent minoritaires à tous les postes de décision. Partout, un mystérieux «plafond de verre «fait obstacle à leur avancement. Même si les filles sont meilleures à l’école, une fois entrées dans la vie dite active leur brillant parcours ne leur sert pas à grand-chose. Les garçons gardent la main sur les meilleurs postes. Une étrange malédiction pèse sur l’ascension professionnelle des femmes.» Pourquoi ? Parce qu’en dépit des directives officielles incitant à combattre les préjugés (oui, une femme peut devenir pompière, charpentière ou maçonne) le problème reste inscrit à la racine : quand un enfant naît, si c’est une fille on l’habille de rose et on l’appelle «Ma petite puce». Si c’est un garçon, on lui met du bleu et on l’appelle «Mon grand».

TOUS ÉGAUX SANS DISTINCTION DE RACE, DE CLASSE, DE SEXE

Tant que les «esclaves modernes», dit-il, continueront de croire que les femmes viennent de Vénus et les hommes de Mars… les enfants seront élevés suivant des préjugés de sexe, niant leurs infinies possibilités d’épanouissement. Le mal est là. Pour le héros de Sexus Nullus, supprimer les sexes, c’est offrir «plus d’opportunités» à chacun d’entre nous. «Il ne s’agit pas de nous transformer en créatures angéliques, de renoncer au sexuel ou de nier la fécondité et la sexualité des corps. Il s’agit seulement de libérer toutes les potentialités entravées par le leurre de la différence des sexes érigée en principe discriminatoire». Interviewé par la presse people, le voilà qui prône les prénoms épicènes comme Alix, Ange, Charlie, Camille, Maxime ou Yann. Comme par un fait exprès, «partout dans le monde, des parents avaient choisi d’appeler leurs enfants «Storm», «Pop», «Dakota», «Sidney», «Casey», «Armani», «Taylor» ou encore «Sasha», tous prénoms faisant fi de la distinction de sexe». Ses idées sont dans l’air du temps.

Surfant sur un énorme courant de popularité, le politicien prononce un discours qui le place en tête des sondages : «L’État ne doit plus avoir affaire qu’à des citoyens, sans distinction de sexe, de race ou de classe. J’appelle à en finir avec les discriminations liées au sexe. Avec l’effacement du sexe de l’état civil, il n’y aura plus de 1 et de 2 dans les numéros de Sécurité sociale : à l’avenir, tout le monde sera «numéro 1». Plus de marquage du sexe, plus de sexage des enfants à la naissance. L’effacement du sexe est la nouvelle frontière de l’égalité. […] Dans le monde de demain comme dans celui d’aujourd’hui, il y aura des princesses et il y aura des chevaliers, et les princesses attendront peut-être d’être sauvées par des chevaliers. Mais tout le monde pourra être princesse et tout le monde pourra être chevalier. Car princesse et chevalier ne seront plus que des rôles : des personnages scintillants que tout un chacun pourra adopter ou non, des costumes que l’on pourra revêtir selon son bon plaisir et dont on pourra changer au gré de l’humeur ou du moment. Des rôles variables tout au long de la vie, tout au long de la journée. Nous aurons toute liberté de choisir».

ET POURQUOI PAS QUATRE GENRES

Son discours fait mouche. Mais les milieux catholiques s’insurgent : la politesse va disparaître. On ne pourra plus dire «Merci madame», se moquent-ils. Faudra-t-il dire «Merci Citoyen-ne» ? Le politicien réplique : «En littérature on appelle cela une métonymie : la partie prise pour le tout. Car lorsqu’on dit Monsieur ou Madame, en réalité on ne prend en compte que la partie – braquemard ou vulve ! «Bonjour Braquemard !», «Merci Vulve !». Avouez qu’il s’agit là d’une bien étrange politesse !». Pour lui, il ne s’agit pas d’abolir la réalité physiologique des sexes mais «la fixation sur une identité sexuée au demeurant accessoire et sans pertinence pour les actes de la vie civile». Il ajoute : «Dès lors qu’on ne marquera plus les sexes, l’uniformisation régnera, redoute-t-on. En réalité, l’effacement des sexes de l’état civil fera surgir mille différences. Mille et mille différences qui ne seront plus rabattues sur une dualité qui, si elle a bien une signification biologique (la reproduction), n’autorise pas à classifier les individus humains».

Ses adversaires ne désarment pas. Ils l’accusent de vouloir abolir ce qui constitue «le fondement même» des sociétés humaines. La distinction entre les principes – mâle, femelle – se vérifie dans tous les groupes humains, disent-ils. Faux, réplique le politicien : la dichotomie femelle/mâle n’est qu’une invention récente, datant du XVIIIe siècle. Des historiens défendent son point de vue : «Les sexes tels que nous les concevons aujourd’hui ont tout au plus deux ou trois siècles d’existence. Pendant le millénaire qui a précédé, les sexes n’étaient pas pensés comme deux natures différentes, opposées terme à terme. La médecine d’Hippocrate et de Galien proposait un cadre beaucoup plus riche, une bien plus grande diversité de caractères et de tempéraments». Chaud, froid, sec, humide… C’était le règne du quatre.

Voilà le politicien invité dans une émission TV américaine, animé par une star, Angel Phoenix, dont personne ne connaît la véritable identité sexuelle. Angel Phoenix présente l’émission tantôt en femme, tantôt en homme et «dans chacun des deux rôles, ille était également si crédible que personne n’était capable de savoir ce qui se cachait dans sa culotte». L’émission est très regardée. «Pourquoi ne pas juste rajouter une case troisième sexe sur les actes de naissance ?» demande Angel, par allusion à des pays qui, comme l’Inde ou l’Australie, ont ouvert une troisième option sur les passeports, un «genre non spécifique», pour que le système législatif prenne en compte la diversité des identités. Le politicien répond : «Vous proposez d’ajouter une troisième catégorie qui servirait de fourre-tout et que tout le monde continuerait de considérer comme un ramassis de freaks. Si deux catégories ne vous paraissent pas suffisantes, si vous pensez que la répartition en mâles et en femelles est trop sommaire, pourquoi ne pas en revenir carrément au système à quatre genres qui était en vigueur chez les Navajos ? Et si vous acceptez quatre catégories, pourquoi pas davantage ?».

«Pourquoi ne pas copier le Facebook qui propose quantité de statuts à ses utilisateurs, tels que gender fluid, ou genderqueer, ou encore neither, pangender ou two-spirit… Combien y en a-t-il en tout ? Quelque chose comme cinquante-six, non ? Franchement, on ne s’en sortira qu’avec l’abolition de la mention de sexe. Puisqu’on est tous d’accord pour trouver que ces deux catégories nous compliquent inutilement la vie, il n’y a pas à raffiner : il faut les supprimer». Sa proposition est radicale : plutôt qu’ajouter des catégories, rayer tout simplement la mention du sexe, afin que les individus deviennent libres. «En démocratie, les règles doivent être les mêmes pour tous et si le droit n’est pas aveugle au sexe il faut parler de discrimination !», dit-il. Angel Phoenix proteste : mais si les papiers d’identité ne mentionnent plus le sexe, va-t-on se faire palper à l’aéroport par un agent… ou par une agente de sécurité ? «Pour rejoindre New York, j’ai pris l’avion. À l’embarquement, on m’a demandé de préciser si j’étais un homme ou une femme. Qui a besoin de le savoir ? J’ai coché «homme«, mais je vous rassure : on ne m’a pas assigné un siège bleu, avec double ration de bifteck et kit de mousse à raser».

La côte de popularité du politicien explose. Le voilà qui affronte le candidat numéro un à la présidentielle, lors d’un débat télévisé suivi par près de 30 millions d’auditeurs-ices. «Dans le monde de demain, ce monde où les sexes auront disparu de l’état civil, il y aura toujours des mâles et des femelles, il y aura toujours du masculin et du féminin. Les individus se paieront même le luxe incroyable d’être l’un et l’autre, masculins et féminins, sans plus sacrifier tel ou tel aspect de leur personnalité pour se conformer aux stéréotypes. Nous serons tout sauf neutres, nous serons ce que les Latins appelaient uterque : l’un et l’autre, chacun des deux.»

Si vous entendiez un homme (une femme) politique dire cela… en voudriez-vous pour Président(e) ?

Les 400 culs – Libération