Annick Dockstader

Ce livre, qui a été auparavant livre-objet, est un dialogue entre fiction photographique et fiction écrite : Danielle à l’écriture et Christine à la recherche de l’humain avec son appareil photo. Elles ont discuté et se sont influencées tout au long de leur création. Le tout jumelé crée une danse, comme un dialogue entre deux modes de communication où l’image n’est pas avalée ou au service du discours-mots. Comme c’est rare ! Rare de voir au fil de sa lecture des images qui ne se bornent plus à calquer l’histoire écrite. Elles arrivent à parler aussi d’elles-même. Cela déroute un peu. Il faut réapprendre à lire et à voir.

L’écriture de Danielle révèle des petits détails qui marquent l’existence des femmes. Elle les dévoile au fil de l’enquête d’une lesbienne parcourant le globe à la recherche d’une femme nommée Camille. Les femmes ne sont, dans toutes les villes du monde, que prénom associé au nom de famille d’un géniteur, femme d’un tel, passante, étrangère… Qui survit à un tel traitement et dans quel état ?

Les images de Christine sont, elles, une réflexion visuelle sur la représentation de l’humain. Comment représenter ce qu’on ne peut concevoir hors de nos référants de ce qu’est « un homme OU une femme ». C’est par la photographie qu’elle cherche cette forme qui ne peut être réduite à son cadre, ni à un simple cliché, une trace de l’« humain ». Est-ce pour cette raison qu’elle nous apparaît floue, parce qu’elle nous est encore hors d’atteinte ?

Il est vrai que j’avais déjà un faible pour une telle réflexion. Je n’endure plus les images jouant le rôle d’illustration plate des articles dans les journaux. Je suffoque de rage à voir des discours dits féministes reprendre et répéter des images sexistes. Comme si elles n’avaient plus soudain cette capacité de s’imprégner et encrasser notre tête du seul fait qu’elles soient accompagnée par un discours critique. Dans L’Enchilada, la critique n’est plus « qu’en réaction » aux images ou à la violence, elle est en action dans une recherche visuelle de ce qui existe (ou plutôt peut exister) à l’extérieur des limites mentales et des catégories homme ou femme conçues par le système. Et, à travers la narration (5) qui choisit une lesbienne comme personnage principal par laquelle Danielle Charest nous offre une réflexion indignée sur l’effacement des femmes. Que ça fait du bien.

C’est la différence entre être limité à la contre-attaque et courir. Elles viennent nous offrir une alternative aux histoires sexistes et hétéronormatives qui rendent invisibles notre existence. Elles le font à travers un point de vue particulier, en tant que lesbiennes certes mais aussi, par une stratégie différente que celle de rassembler des publicités sexistes en un mur de la honte, comme le font certains centres des femmes affiliés à des centres universitaires au Québec pour sensibiliser et dénoncer l’objectification du corps des femmes. Différemment aussi de la tendance à montrer des extraits de vidéos clips de Britney Spears, des Pussycat Dolls et des publicités mettant en scène des femmes objectifiées comme support visuel pour appuyer la pertinence et la justesse d’un discours féministe (6). Dans L’Enchilada, il existe au contraire, une suite dans la cohérence des valeurs féministes véhiculées par le visuel jumelé à la narration. Non plus seulement d’un discours parlé critique jumelé à des images à critiquer. Parce que Danielle et Christine développent leur propre langage de mots et d’images pour nommer et remettre en question la condition des femmes.

C’est une réflexion féministe sur la représentation qui tient compte du grand potentiel politique de la création. C’est ce que je souhaite tant voir se développer au sein du mouvement féministe et par les lesbiennes ici. Nous avons la preuve que l’on peut critiquer tout en éclairant la réalité de la violence que nous vivons et jusqu’au bout de manière créative à travers, cette fois, notre propre langage et notre propre regard sur les choses, qu’il soit visuel, écrit, sonore,… sans avoir à reprendre, sans publiciser, sans SE CONFONDRE avec l’angle de l’ennemi ; c’est-à-dire, tout simplement en rompant avec la pollution de notre imaginaire par les médias au service de valeurs patriarcales qui nous font tant mal.

Pour moi, c’est l’un des grands tours de force du duo Danielle et Christine. La recette de l’enchilada est là. Un exemple. Deux points de vue sur lequel prendre appui pour crier plus fort, allez plus loin. Agir plutôt que réagir. Vite ! Vite avant qu’on ne meure à notre tour… Le temps presse.

Sisyphe