Didier Epsztajn

Une nouvelle revue féministe. C’est d’abord une très bonne nouvelle. Le féminisme est aujourd’hui tant décrié.

Par ceux et celles qui martèlent qu’ici (dans le monde occidental) l’égalité serait déjà là, renonçant aux combats pour l’égalité réelle et montrant du doigt les endroits où l’égalité ne serait pas là… Une construction stigmatisante et naturalisante des « autres »…

Par ceux et celles qui font du féminisme une idéologie de l’occident, ou dissolvent la spécificité des rapports sociaux de sexe dans une relecture réductrice de l’« intersectionnalité » des rapports sociaux. Je rappelle que les chercheuses féministes analysent la situation en terme d‘imbrication des rapports sociaux de pouvoir (de sexe, de classe et de « race »). Ceux-ci peuvent être considérés comme intersécants (Kimberle Crenshaw), coextensifs (Danièle Kergoat) ou coformés (Paola Bacchetta). Quelque soit la définition choisie, ils font plus et bien autres choses que s’additionner ou se superposer.

Sans oublier les refus de l’autonomie des femmes, les assignations au « domestique » et aux maternités, la négation des droits reproductifs (contraception et avortement)… Sans oublier, non plus, que la gauche émancipatrice n’a pas tenu ses promesses en regard des revendications et des luttes de femmes, ni ici ni ailleurs…

Donc une nouvelle revue féministe, critiquant entre autres, « le telos colonial », la non prise en compte des différentes situations sociales et historiques, les effets du racisme ou de l’impérialisme, et insistant sur les temporalités et les agendas des unes et des autres… C’est au delà des accords et des divergences, une très bonne nouvelle féministe…

Je souligne de surcroit la qualité de l’objet et de sa présentation.

Sommaire :

  • Du coté obscur : féminismes noirs – Introduction Keivan Djavadzadeh & Myriam Paris

  • Mettre en théorie et en pratique le principe de déplacement– Françoise Verges

  • Etre Noire et femme : un double péril – Frances M. Béal

  • Les hétérotopies du féminisme noir – Elsa Dorlin & Myriam Paris

« Dans ce numéro inaugural, Comment S’en Sortir ? se situe du côté obscur : dans les marges investies par des féminismes révélant et combattant les mécaniques raciales, coloniales et nationales des rapports de pouvoir. Ces féminismes, nous prenons le parti de les nommer « féminismes noirs ». En français, cette dénomination évoque d’abord une traduction du « Black feminism », une circulation transatlantique de ses outils politiques et théoriques. Cet héritage ne doit néanmoins pas minorer d’autres héritages, tout aussi cruciaux, témoignant des multiples origines historiques, géographiques et politiques des féminismes noirs. »

De l’entretien avec Françoise Vergès, je souligne, l’enfance dans une colonie, l’injonction assimilatrice, « la lente répression des sens, des rêves, des imaginaires », la norme et la fiction « de l’homme blanc bourgeois européen », les luttes de femmes, les groupes de femmes antillaises, « Aucune lutte ne peut-être envisagée sans tenir compte de la place qu’y ont les femmes non blanches ou les minorités sexuelles ou culturelles », les assignations et la domesticité, la racialisation de la main d’oeuvre, l’oubli des femmes sous « l’appellation générique « les immigrés » », le non négociable « c’est que les femmes aient droit sur leur corps », la prostitution, les histoires « totalement franco-centrées », l’idéologie de la protection…

Plus discutable me semble les alliances évoquées, mais non illustrées, entre la majorité du « féminisme français » et la « mission coloniale », le « républicanisme colonial ».

L’auteure insiste sur la nécessité de « sa propre décolonisation » et parle de « renouveler l’écriture de cette histoire, de montrer les complexités, les écueils, les contradictions », l’impossibilité de processus d’émancipation en vase clos…

« Je pense qu’il faut mettre en théorie et en pratique le principe de déplacement, faire le pas de coté nécessaire pour ne pas s’enfoncer dans l’illusion d’une vérité révélée et établie quand il s’agit de faire avec des êtres humains, donc avec des êtres humains soumis à des contextes changeants et animés de passion et de sentiments »

Frances M. Beal analyse la situation des femmes noires à la fin des années 60 aux Etats-Unis. Elle critique, entre autres, le modèle de la femme au foyer, la réduction de la vie des femmes à un simple rôle sexuel, « Une femme qui reste à la maison à s’occuper des enfants et de la maison mène une existence extrêmement stérile ». Elle parle de « prostitution légale », de « l’esclave de l’esclave », de manipulation sociale, de viol…

L’auteure indique que la construction d’une individue ne peut être réduite à une fonction biologique, souligne que « les hommes sont peut-être exploités par la classe dominante et sujets à toutes sortes de tactiques visant à leur enlever toute humanité, mais ils ne sont pas tout en bas de l’échelle – au moins, ils ne sont pas des femmes ».

Frances M. Beal parle aussi des syndicats historiquement racistes, du privilège de couleur des travailleurs blancs, de racisme et de sexisme, des politiques de « la chambre à coucher », de stérilisation forcée, de laboratoire expérimental du colonialisme américain, des lois contre l’avortement, des problèmes spécifiques rencontrés par les femmes noires.

Plus discutable me semble l’emploi du terme « masculinité », du lien entre intérêts de la lutte et le fait d’avoir ou non des enfants, de la (des)articulation parfois entre « classe-genre-race ».

Je n’aborde, faute de connaissances nécessaires, que certains aspects de l’article de Elsa Dorlin & Myriam Paris. J’ai particulièrement été intéressé par les passages sur Anna Julia Cooper, le devenir sujet de l’ancienne esclave, la confrontation à l’histoire imposée par les vainqueurs, un « coup de boutoir au naturalisme historique et aux mythologies de la modernité européenne »…

Les auteures parlent du féminisme noir diasporique, de la critique du « telos colonial », de la diversité des sujets et des mouvements de femmes racisées… Elles indiquent : « L’histoire des coalitions féministes est à écrire, la pluralité des féminismes à l’oeuvre dans cette diaspora féministe et les discontinuités de cet entremêlement d’histoires à penser ».

Elsa Dorlin & Myriam Paris poursuivent avec des analyses sur Joséphine Baker, le « processus de sexualisation à outrance, d’érotisation esthète, constitutives de l’idéologie raciste », comment l’artiste déforme, transforme un stéréotype sexiste et raciste…

Les auteures parlent des sœurs Nardal, de construction de savoir situé, de « l’objet devenu sujet de connaissance », de cadre d’intelligibilité, de situation des femmes noires exilées en France, de négritude, « la conscience noire s’autonomise de son référent blanc, elle est engendrée par une position médiane, socialement située(dans l’expérience vécue de la migration et du célibat estudiantins),éminemment genrée, qui repousse à ses extrêmes deux types de virilité racisés, mimétique ou protestataire »…

Elles évoquent aussi Françoise Ega, l’assignation à la domesticité des femmes noires, la division sexuelle et raciale du travail, les bals antillais, les démarches syndicalistes…

Entre les lignes entre les mots