Émilie Bouvier

Deux essais parus récemment sous la direction d’Éliane Viennot nous aident à comprendre les causes des inégalités entre hommes et femmes dans les sphères de pouvoir en revenant sur deux fondements de cette injustice : l’Académie française et la Révolution, qui ont contribué, chacun à leur façon, à la consolidation de la souveraineté masculine.

Il y a six mois, la France s’enflammait pour une histoire d’accent circonflexe : combien alors auraient donné leur vie pour un signe typographique ? Combien s’étaient érigé-e-s en défenseurs d’un patrimoine linguistique à préserver ? Combien s’en remettaient exclusivement à la sacro-sainte Académie française, la grande prêtresse de l’orthographe, la spécialiste de ce qu’il faut dire ou écrire, celle que l’on écoute religieusement et qu’on n’oserait contredire ? L’Académie contre la langue française, un essai coordonné par Éliane Viennot (professeure de littérature française de la Renaissance à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne) retrace pourtant comment, depuis 1984, la vénérable institution mène une véritable guerre sainte pour la suprématie du masculin dans la langue française. Le livre revient sur les principales croisades, délirantes et grotesques, de l’Académie contre le gouvernement (en 1984, puis en 1998), qu’elle soupçonne de vouloir «enjuponne[r] le vocabulaire» (sic).

Incohérences, mauvaise foi et misogynie

En se dressant contre la féminisation des titres, fonctions et noms de métiers, l’Académie méconnait totalement l’histoire de notre langue, beaucoup plus paritaire qu’il n’y paraît. Incohérences, mauvaise foi et misogynie apparaissent ainsi comme les vertus cardinales du quai Conti. Elles poussent les Immortel-le-s à accepter l’usage de mots datant du Moyen-Âge tels que cuisinière ou couturière (des métiers conformes à des stéréotypes rassurants) et à refuser en bloc des termes en vigueur à la même époque, comme médecine, professeuse, agente ou autrice (des dénominations liées au pouvoir, donc dangereuses pour l’hégémonie masculine).

L’Académie française œuvre également pour la masculinisation de la langue : plutôt que de parler de sage-femme pour un homme (ce qu’elle juge visiblement péjoratif et ridicule), elle recommande le mot maïeuticien. Enfin, elle s’obstine à faire perdurer des usages désuets datant de l’Ancien Régime, tel que l’emploi de l’expression Madame lepour s’adresser à une femme détenant une haute fonction (Madame la étant, selon l’Académie, un titre honorifique réservé à l’épouse d’un homme exerçant cette même fonction).

La Révolution contre l’égalité

Éliane Viennot ne s’arrête pas à cette dénonciation du machisme de l’Académie française. À l’heure où le combat des Lumières et les valeurs républicaines sont sans cesse invoqués, elle revient dans un second ouvrage (Et la modernité fut masculine) sur le creuset de notre modernité politique : la période 1789-1804 (de la Révolution au Premier Empire), qui vit naître la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, prôna l’égalité entre les êtres humains et institua les premières instances politiques républicaines. L’ambiguïté du terme «Homme», censé désigner «l’être humain» (et donc les femmes comme les hommes) paraît ici particulièrement révélatrice de l’époque. En effet, l’ouvrage démontre comment la Révolution française consolida le privilège masculin et étouffa les revendications égalitaires des femmes.

Alors que ceux qui étaient traités judiciairement en «mineurs» se virent reconnaître une «capacité politique», les femmes furent délibérément mises à l’écart de la sphère publique et politique. Elles qui réclamèrent les droits que l’on venait d’accorder à ces minorités n’obtinrent que celui de rester le sexe faible et muet. L’historiographie ne retint pas plus la voix de ces militantes, femmes de lettres et militaires qui œuvrèrent pour l’abolition des privilèges et pour le bien commun.

Les femmes effacées de lhistoriographie de la Révolution

Les femmes sont pourtant massivement représentées dans les tribunes de l’Assemblée législative puis de la Convention nationale (ancêtres de notre actuelle Assemblée nationale), dans les clubs et les salons. Elles prennent part au combat révolutionnaire et font entendre leurs exigences (notamment le droit à l’éducation) dans les cahiers de doléances avec un art de la rhétorique qui n’a rien à envier à celui de Robespierre ou de Mirabeau. Elles participent aux insurrections, sont arrêtées, guillotinées ou fusillées. Pourtant, leurs paroles, leurs actions citoyennes et leurs revendications viennent ricocher sur les murailles impénétrables du despotisme masculin.

En remontant aux sources de notre modernité, Éliane Viennot propose ainsi une interprétation stimulante de ce que signifie aujourd’hui «être moderne» : se réapproprier une langue et une histoire, se départir d’un sentiment d’illégitimité qui n’est que le résultat du sexisme et du machisme.

Hétéroclite