Jan Billand

Sous un abord utopique et ludique, le livre d’Anne Larue, Dis Papa, c’était quoi le patriarcat ?, se construit en référence semi-parodique aux manuels didactiques universitaires, comme le remarque Geneviève Pruvost dans son avant-propos, et parvient ainsi à aborder avec légèreté des idées tirées de textes fort peu accessibles au profane, tels que le Manifeste cyborg de Donna Haraway (1991) ou Les subalternes peuvent-elles parler ? de Gayatri Spivak (1985). Ce talent pour concilier didactique et diversion (Anne Larue n’est pas seulement professeure d’histoire de l’art, elle est aussi autrice « d’un roman de cyber-fantasy féministe, La vestale du calix » !), Anne Larue l’exerce comme une arme pour partir à l’abordage d’un corpus immense et aussi foisonnant qu’hétéroclite à première vue, en suivant le fil d’une hypothèse, un pari, tel que ceux qui servent de point de départ à de nombreux scénarios de science-fiction : et si le patriarcat pouvait être décrit, du point de vue d’hypothétiques archéologues du futur, comme une seule ‘civilisation’ avec ses origines, son apogée, son déclin et son inéluctable disparition ? Quelles seraient, de ce point de vue, les unités sémantiques qui permettraient de regrouper en un même ensemble les productions culturelles allant, disons, de l’invasion de l’Europe par les tribus « kourganes » entre 4300 et 2800 « avant zéro » – une bande de pillards à cheval qui enterre ses morts, probables inventeurs de la figure du héros, de la lignée mâle, entre autres éléments-clés de « la culture patriarcale » selon Anne Larue –, jusqu’à « la fin des grands hommes » qui s’amorce avec leur actuelle dissolution progressive par le flot d’une industrie culturelle globalisée qui parvient de moins en moins à les représenter sans qu’ils ne nous semblent, presque immédiatement, ridicules – l’exemple paradigmatique étant celui des super-héros américains, qui tentent désespérément de paraître sérieux en dépit de leurs justaucorps criards. Condamnés à être toujours plus spectaculaires et assourdissants, les autoproclamés « grands » récits patriarcaux parviennent pourtant de moins en moins à susciter autre chose que de la somnolence – au mieux, ils servent de refuge mélancolique à ceux qui lamentent l’éloignement irrémédiable de leur « glorieux passé ».

La définition du patriarcat selon Anne Larue s’ébauche ainsi par touches successives, et souvent en creux, car pour l’auteure, il s’agit avant tout d’un constat spontané et partagé, lié à un certain point de vue : celui de lectrices et d’autrices (de moins en moins) isolées et clandestines, qui ont depuis longtemps appris à « voir double », c’est-à-dire à identifier pour ce qu’il est le vaste, irritant et monotone effort coordonné de propagande masculiniste qui caractérise les plus valorisées des productions culturelles occidentales.

Il est non seulement possible, mais urgent de produire et promouvoir autre chose ! s’indigne Anne Larue ; et joignant le geste à la parole, elle nous propose, preuves à l’appui, une autre lecture de la préhistoire européenne, de la littérature occidentale, de l’anthropologie culturelle, et pour finir, du futur de l’humanité tel qu’on peut le rêver sur les traces de Donna Haraway. Elle se garde néanmoins de prétendre qu’il suffirait de « voir double » pour provoquer automatiquement une révolution féministe des institutions. Cependant, elle nous transmet son enthousiasme au sujet des contributions décisives qu’on peut y apporter depuis le champ
de la culture : pour rendre cette transition possible, il faut bien la rendre, d’abord, pensable.

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