Sylvia Duverger

Sexe, race et pratique du pouvoirL’idée de Nature rassemble des articles la sociologue Colette Guillaumin a publiés entre 1977 et 1990. Paru en 1992, cette pièce maîtresse du féminisme matérialiste était devenue introuvable. La maison d’édition iXe, qui en 2013 avait rééditéL’anatomie politique, de la sociologue-anthropologue Nicole-Claude Mathieu, poursuit son œuvre de salut féministe, en nous permettant aujourd’hui de (re)lire Colette Guillaumin. (Re)lecture très nécessaire dans le contexte actuel, où se conjuguent manif pour tous et la marée montante des extrêmes droites et des populismes sexistes et racistes dans le monde occidental.

Mais si la naturalisation du sexe et de la race, qu’analyse et que déconstruit Colette Guillaumin, semble renaître sans cesse de ses cendres, la (re)lecture de Sexe, race et pratique du pouvoirn’en sera pas moins joyeuse. Parmi les chercheuses féministes qui assument de remplir le rôle d’« éternelle ironie de la communauté »[1], en effet, Colette Guillaumin figure en bonne place. Un exemple : « On peut discuter à l’infini du ‘privilège phallique’ ou de ‘l’envie du pénis’, serait bien marri qui se retrouverait avec un pénis sans le privilège de la masculinité, avec ou sans pénis (et tout aussi bien sans). Car il n’en restera pas moins qu’il vaut mieux être libre de ses mouvements qu’entravé, pouvoir exercer (ou renoncer à) des charges honorables et honorées que n’en avoir jamais, qu’il vaut mieux gagner sa vie que de ne la pas gagner, qu’il vaut mieux la bien gagner que la mal gagner. (…) On pourrait dire du privilège de masculinité (principe de masculinité) que la dignité n’y est pas celle de porter des testicules, mais bien celle de posséder la terre. » (« Masculin, général, masculin banal »). La détention d’un pénis et de testicules ne légitime en rien que les hommes demeurent amplement majoritaires dans toutes les instances de pouvoir, politique, économique, juridique et symbolique. Ce sont, en réalité, ces privilèges sociaux qui conduisent à considérer l’anatomie masculine comme naturellement privilégiée – ce que Simone de Beauvoir avait déjà dit dans Le deuxième sexe, mais il est vrai que cela ne l’avait pas empêché, malheureusement, de dresser un tableau affligeant des (in)capacités du corps féminin [2].

Le sexe, donc, est une catégorie sociale. Et la race tout autant. En 1969, Collette Guillaumin soutient sa thèse, elle porte sur l’idéologie raciste, et son indépendance d’esprit est soutenue par Roger Bastide et Roland Barthes. Elle la publie en 1972. Mais L’idéologie raciste, mettant en évidence la « biologisation de la pensée sociale, qui tente par ce biais de poser en absolu toute différence constatée ou supposée » [3], passe à peu près inaperçue [4]. En 2002, cependant, l’ouvrage est réédité, par Gallimard, qui plus est dans une collection de poche : il aura donc fallu trente ans, le développement des études féministes et des études postcoloniales, pour que la déconstruction de la naturalisation des groupes dominés, finisse par apparaître, telle que menée par Colette Guillaumin dès le début des années 1970, comme une référence incontournable.

Sexe et race résultent de rapports de pouvoir, qui s’accompagnent de discours et de représentations les justifiant : « ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste » avait, en son temps, remarqué Pascal. Le sexisme et le racisme sont des naturalismes, ils attribuent à une différence naturelle, « d’avant l’histoire », la domination des un.es par les autres. Ils inversent cause et conséquence. Car ce sont des rapports de pouvoir qui non seulement permettent aux uns d’exploiter la force de travail des autres, voire même de s’approprier leur corps lui-même, dans l’esclavage et le sexage, mais aussi leur assurent la maîtrise du symbolique, ou de l’idéologique : ce sont les dominant.es qui naturalisent les dominé.es (hommes et femmes racisé.es, femmes blanches et racisées [5]), qui les posent comme doté.es d’une nature différente, comme particulièr.es, comme autres, qui les « altérisent ». La différence disqualifiante et enfermante qui est attribuée à la nature et qui est représentée comme la cause et le fondement de l’oppression est un effet de la domination.

Le sexage, concept forgé par Colette Guillaumin, consiste en l’appropriation privée – dans le cadre du mariage, mais aussi du concubinage – d’une femme, de ses forces productrices et reproductrices, de son corps et de sa sexualité, par un homme, et en l’appropriation collective des femmes par le groupe des hommes. Par exemple, très concrètement – car s’il s’agit de sociologie théorique, le concret est néanmoins sans cesse convoqué : « Toujours et partout, dans les circonstances les plus ‘familiales’ comme les plus ‘publiques’, on attend que les femmes (la femme, les femmes) fassent le nettoyage et l’aménagement, surveillent et nourrissent les enfants, balayent ou servent le thé, fassent la vaisselle ou décrochent le téléphone, recousent le bouton ou écoutent les vertiges métaphysiques et professionnels des hommes, etc. » (« Pratique du pouvoir et idée de nature »).

Colette Guillaumin explore « la face mentale des rapports de pouvoir », les représentations et les affects qui les accompagnent, et les « systèmes de pensée » qui visent à pérenniser la domination des uns sur les autres en la justifiant. La naturalisation des phénomènes sociaux est « un coup de force destiné à construire et à maintenir le pouvoir du naturalisant sur le naturalisé », observent Delphine Naudier et Éric Soriano dans « Colette Guillaumin, la race, le sexe et les vertus de l’analogie » [6].

Le discours différencialiste, ou naturaliste (c’est tout un [7]), sur « la femme » est sexiste, même lorsqu’il lui attribue des qualités telles que l’altruisme : qu’il soit fruste ou au contrairement théoriquement élaboré, implicite ou explicite, confus ou construit, qu’il en ait ou pas conscience, il légitime l’ordre social au sein duquel les rôles les plus ingrats et les moins valorisés leur sont attribués. Colette Guillaumin n’y va pas par quatre chemins : « Femme nous sommes, ce n’est pas un qualificatif parmi d’autres, c’est notre définition sociale. Folles qui croyons que ce n’est qu’un trait physique, une ‘différence’ – et qu’à partir de ce ‘donné’ de multiples possibilités nous seraient ouvertes. Or ce n’est pas un donné, c’est un fabriqué auquel on nous signifie sans cesse de nous tenir. »

On nous dira qu’entre 1990 et 2016, s’est opérée une « révolution du féminin », pour reprendre le titre d’un ouvrage récent, dont le succès est significatif, et alarmant. Nous répondrons qu’il suffit de songer à la toute récente affaire Baupin, et, aussi bien, à la quasi-impunité d’un harcèlement sexuel récurrent dans l’institution universitaire, que vient de mettre sur le devant de la scène la démission de la philosophe féministe Sara Ahmed, dont nous saluons ici la droiture, ou encore au sexisme qu’Anne Hidalgo vient à son tour de dénoncer [8]pour savoir que, malheureusement, les analyses de Colette Guillaumin demeurent pertinentes : elles veulent faire de la politique, des études universitaires ? Que nenni, il faut qu’il les ravale au rang d’objet sexuel, les remettant ainsi à l’une de leurs places assignées.

Allez, encore un extrait, qui convaincrait immédiatement la manif pour tous si sa phobie du trouble dans le genre ne réduisait pas ses capacités cognitives au binarisme primaire :

« L’hypothèse paraît admise dans toute société – où elle fonctionne comme fondement idéologique de la division sexuelle (qu’elle soit celle du travail, de l’espace, des droits et des obligations, de l’accès aux moyens d’existence… – que le corps humain ne peut être que sexué. Qu’il est sexué. Mais surtout qu’il ne peut pas ne pas être sexué, en vertu de quoi il convient d’intervenir dans ce sens. Car cette sexuation ne doit pas être aussi évidente qu’on e proclame, puisque le travail de le rendre sexué, de le fabriquer tel, est une entreprise de longue haleine, commencée très tôt, à dire vrai, dès les premières secondes de la vie, et qui n’est jamais achevé, car chaque acte de l’existence est concerné et chaque âge de la vie introduit un chapitre nouveau de cette formation continue. Et que toutes choses acquises : réflexes, habitudes, goûts et préférences, doivent être maintenues soigneusement, entretenues méthodiquement par l’environnement matériel aussi bien que par le contrôle exercé par les autres acteurs sociaux. Cette ‘fabrication’ ne se limite pas à des interventions purement anatomiques qui concernent la seule apparence du corps et ses réactions motrices mais, par le biais de ces pressions et incitations physiques, elle construit également une forme particulière de conscience.» (« Le corps construit » in Sexe, race et pratique du pouvoir).

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