Amirpasha Tavakkoli

Voir vite et loin : le rendez-vous iranien de Simone de Beauvoir

 

La révolution de 1979 est probablement l’événement le plus marquant de l’histoire contemporaine iranienne. Le Shah d’Iran, ce personnage charismatique soutenu par les puissances occidentales de l’époque, tombe et l’Iran se libère de 2500 ans de monarchie.

Les années soixante-dix en Iran sont marquées par une atmosphère riche en débats politiques. Les intellectuel.les communistes, comme Bijan Jazani, essayent de comprendre le soulèvement contre le Shah en mettant l’accent sur l’hypothèse de la lutte des classes et celle de l’émergence d’une bourgeoisie cultivée et émancipées dans les grandes villes. A l’opposé de la vision marxiste, les musulmans progressistes considèrent l’occidentalisation forcée de l’Iran comme une source d’aliénation et défendent l’idée d’un retour aux traditions locales et à l’islam shiite. Chahla Chafiq dans son ouvrage, Le rendez-vous iranien de Simone de Beauvoir, analyse attentivement le succès de l’islam politique dans l’Iran des années soixante-dix. Selon elle :

“L’explication se trouve dans les effets pervers d’une double réduction : réduction de l’Occident à l’impérialisme, réduction de la démocratie au capitalisme. Dès lors, les valeurs et principes démocratiques sont considérés comme une idéologie au service des intérêts capitalistes ou, pire encore, une illusion ou une tromperie visant à piller les pauvres et coloniser les non-Occidentaux” (p. 36).

Selon Chahla Chafiq :

“Au niveau international, dans les décennies 1950-1970, le fascisme, le colonialisme, les guerres impérialistes et les résultats douteux des expériences communistes mettent à mal les idéaux démocratiques, les espoirs de progrès et de socialisme (p. 37).”

Par ailleurs, le mépris de la gauche iranienne à l’égard des idéaux sociopolitiques venant de l’Occident s’explique en très grande partie selon cette logique :

“Au début des années 1960, l’écrivain et critique Jalal Al-e Ahmad (également traducteur de Sartre) invente le néologisme ‘occidentoxication’ pour qualifier l’influence de l’Occident sur les classes modernes iraniennes (y compris les intellectuels) d’intoxication mentale (p. 43-44).”

La montée massive des mouvements révolutionnaires en Iran intéresse les intellectuel.les européen.nes et surtout français.es. En 1978, Michel Foucault s’est rendu à deux reprises en Iran, comme reporter pour le Corriere della sera. Il a profité de cette occasion pour étudier de près la formation des mouvements révolutionnaires sous le régime du Shah. L’expression « spiritualité politique » que Foucault utilise dans un reportage publié le 16 octobre 1978 par Le Nouvel Observateur, renvoie au côté religieux du soulèvement. Critique à l’égard du marxisme et du libéralisme. Foucault est fasciné par la puissance révolutionnaire du shiisme, qu’il considère comme la religion des opprimés – sans distinction de sexe. L’accent mis par certain.nes révolutionnaires sur la spiritualité comme une force politique paraissait originale et nouvelle à Foucault. Selon Alain Brossat et Alain Naze :

“Dans le contexte iranien, la religion n’est pas illusoire consolation, consolation en tant qu’aliénation, mais protection et creuset d’une identité qui dispose qui y sont impliqués à la résistance et au sacrifice” (Brossat, Naze : 2018, p. 11.

A l’opposé de la théorie marxiste qui considère la religion comme un outil de domination, Foucault, en s’intéressant à l’Iran, analyse les potentiels révolutionnaires de la religion méprisés et sous-estimés à tort en Occident. Néanmoins, cette spiritualité politique s’est vite transformée en tyrannie religieuse. Elle a dévoilé son côté purement réactionnaire dès les premières semaines qui ont suivi la chute du Shah d’Iran. Le gouvernement révolutionnaire annonce alors la nécessité de mettre en place un code vestimentaire pour les femmes. Le 8 mars 1979, elles sont très nombreuses à venir manifester contre le voile obligatoire dans les plus grandes villes du pays, comme Téhéran, Ispahan ou Machhad (entre 15000 et 20000 selon le site du NPA).[1]

Insensible aux dérives intégristes de la Révolution, Foucault ne s’est pas vraiment intéressé à la question des femmes ou à celle de l’homosexualité, méprisées ou simplement oubliées dans les grands discours des idéologues de la révolution. C’est un des points fondamentaux que Marie-Jo Bonnet a remarqué dans son analyse des écrits de Foucault sur l’Iran (Bonnet : 2018). Les femmes et les féministes ont été beaucoup plus clairvoyantes et lucides par rapport à l’avenir de la révolution. Rappelons que le porte du voile obligatoire a été la première mesure discriminatoire mise en place par le gouvernement révolutionnaire. Chahla Chafiq écrit :

“Dès le matin du 8 mars, de nombreuses femmes, en colère et inquiètes des conséquences de cette annonce, se dirigèrent vers l’Université de Téhéran pour ensuite battre le pavé sous la neige. La mobilisation se fit spontanément, par le bouche-à-oreille, par des initiatives individuelles ou des décisions prises avec des amis ou collègues. Les profils des contestataires étaient divers : des employés des services publics aux étudiants et lycéennes, en passant par les femmes au foyer. À la suite des manifestations à Téhéran, des protestations eurent lieu dans des grandes villes d’autres régions : Ispahan, Tabriz, Bandar-Abbas et même à Sanandaj, dans le Kurdistan” (p. 61).

C’est dans un tel contexte que Kate Millet, féministe américaine, se rend en Iran en 1979 suite à l’appel pour la solidarité internationale du Comité pour la liberté des artistes et des intellectuels en Iran (CAIFI). Kate Millet participe activement aux manifestations massives qui se multiplient sans cesse dans l’ensemble du pays contre le voile obligatoire. Elle raconte les souvenirs de son voyage dans son livre En Iran, rédigé après son expulsion et son retour forcé aux États-Unis. Elle a été très touchée par la solidarité des Iraniennes et l’aspect subversif de leurs réclamations et voyait le visage caché de la “spiritualité politique”. Lors de ses interviews, elle a dénoncé à plusieurs reprises les politiques machistes du gouvernement révolutionnaire :

“Arrivée à Téhéran début février, elle avait été témoin des difficultés rencontrées par les féministes du Comité provisoire de préparation du 8 Mars pour mener leur action et, par la suite, avait participé à leurs côtés aux manifestations spontanées des femmes. Dans son livre, elle nous en laisse un récit émouvant, accompagné de photos de Sophie Keir, son amie photographe qui l’avait suivie dans son voyage solidaire” (p. 67).

Dans le court-métrage Mouvement de libération des femmes iraniennes année zéro, réalisé par Sylvina Boissonas et Claudine Mulard en 1979, Kate Millet propose une analyse brillante du premier soulèvement important organisé par les femmes contre les tendances totalitaires du gouvernement révolutionnaire.

Intellectuelle engagée, Simone de Beauvoir qui suit la lutte politique des Iranien.nes contre le Shah, soutient vivement la résistance des femmes contre les politiques sexistes du gouvernement révolutionnaire. Le conflit s’aggrave de plus en plus entre le gouvernement révolutionnaire et les mouvements féministes. C’est dans un tel contexte que Simone de Beauvoir prend la parole, le 22 mars 1979, pour exprimer sa solidarité à l’égard des femmes iraniennes :

“Je veux ici, ce soir, exprimer ma solidarité avec Kate Millet. Pendant vingt ans elle a lutté, dans la mesure de ses forces, contre la tyrannie du Shah ; dans la mesure de mes forces, j’ai fait la même chose. Avec d’autres intellectuels français, j’ai soutenu le mouvement des étudiants iraniens qui dénonçaient les arrestations arbitraires, les tortures, les assassinats dont se rendaient coupables les bourreaux de la Savak et à travers le régime tout entier. Certaines femmes iraniennes reprochent aux femmes d’Occident de ne pas s’être souciées de leurs malheurs quand le Shah détenait le pouvoir. Ce n’est pas juste. Elles ne constituaient pas alors un groupe spécifique ; et nous nous battions contre les sévices subis par toutes les victimes, sans distinction de sexe. Aujourd’hui la condition des femmes en tant que telles est en question et c’est ce qui suscite notre émotion. Jusqu’ici toutes les révolutions ont exigé des femmes qu’elles sacrifient leurs revendications au succès de l’action menée essentiellement et uniquement par des hommes. Je m’associe au vœu de Kate Millet : que cette révolution-ci fasse exception ; que la voix de cette moitié du genre humain, les femmes, soit entendue. Le nouveau régime ne sera lui aussi qu’une tyrannie s’il ne tient pas compte de leurs désirs et ne respecte pas leurs droits” (Beauvoir : 1979/2010).

Les réflexions de Simone de Beauvoir dans ce court texte montrent son extrême lucidité par rapport aux ambiguïtés politiques multiples d’une situation extrêmement compliquée en Iran. Elle demande que le gouvernement révolutionnaire reconnaisse les revendications égalitaires/libertaires des femmes. En effet, les droits des femmes ainsi que leur émancipation sont aussi importants que ceux des hommes. La révolution ne doit pas négliger ce sujet. Les propos de Simone de Beauvoir dans la citation précédente font également écho aux politiques misogynes des révolutions précédentes. Les femmes ont activement participé aux mouvements révolutionnaires contre l’Ancien Régime en France. Malgré leur implication et leur engagement, elles ont été renvoyées au foyer dans la France postrévolutionnaire et certaines militantes féministes comme Olympe de Gouge ont été guillotinées. La situation a été la même lors de la révolution bolchévique. Alors que la condition des femmes russes commençait à changer pendant la période de Lénine, les politiques natalistes de Staline firent renoncer l’Union soviétique à son progressisme au sujet des droits des femmes. Simone de Beauvoir incite le gouvernement révolutionnaire d’Iran à éviter les erreurs des révolutions du passé en accordant des droits égaux aux femmes.

Présidente du Comité international du droit des femmes (CIDF), elle décide d’envoyer une délégation composée des femmes militantes (MLF) à Téhéran, pour qu’elles puissent réaliser des enquêtes sur le terrain au sujet de la condition féminine. Lors d’un entretien réalisé par le CIDF avec l’Organisation des femmes révolutionnaires musulmanes, Chahla Chafiq rapporte que ces dernières déclarèrent aux enquêtrices que “les femmes contestataires ignorent tout de l’esprit égalitaire de l’Islam” (p. 76).

Cette idée est sévèrement critiquée par Chahla Chafiq qui souligne le caractère ambigu de l’égalitarisme musulman : l’émancipation des femmes selon le modèle révolutionnaire islamique n’est simplement pas envisageable et son caractère réactionnaire se manifeste surtout dans son traditionalisme archaïque, pour maintenir l’organisation patriarcale de la famille et conserver les privilèges sociaux accordés aux hommes dans leur relation avec les femmes.

Pour eux, la femme ne possède de la valeur qu’en tant que mère, son autonomie économique est négligée et son émancipation sexuelle n’est même pas abordée. Par ailleurs, même les plus progressistes des intellectuel.les musulmans refusent de reconnaître les mêmes libertés pour les hommes et les femmes. En considérant le féminisme comme une idéologie venant de l’Occident, certain.es révolutionnaires ne se sont pas rendus compte que les droits des femmes sont universels. Il n’était pas question d’imposer une vision occidentale à la révolution iranienne mais simplement de lui faire reconnaitre les droits identiques pour les deux sexes.

En 1979, Simone de Beauvoir se méfie du modèle islamique de l’émancipation des femmes. Selon la philosophe, ce dernier mettait trop l’accent sur la maternité comme le devoir le plus important pour une femme. L’émancipation sexuelle et le droit de disposer de son corps étaient aussi totalement niés. À ce sujet, Ali Shariati est un exemple fort intéressant.

Proche de Jean-Paul Sartre et de Fanon, Shariati est une figure centrale de l’islam révolutionnaire en Iran. Jean-Paul Sartre lui propose de traduire les écrits de Fanon, préfacés par lui-même. Malgré l’admiration de Sartre pour Shariati, Simone de Beauvoir se méfie très tôt de la religiosité révolutionnaire de Shariati et anticipe ses dérives intégristes. Sartre soutient Shariati car pour le philosophe existentialiste, la révolution iranienne est dans la continuité des luttes politiques des pays du Sud pour leur émancipation et la reconnaissance de leurs droits. Alors que Simone de Beauvoir, en soutenant le mouvement féministe iranien, différencie nettement l’action révolutionnaire concrète et son instrumentalisation au sein de la vision romantique-religieuse de Shariati.

Les positions de Sartre et de Simone de Beauvoir sont donc très divergentes à ce sujet. Autrement dit, l’action révolutionnaire islamique a séduit des intellectuels comme Sartre ou Foucault, notamment pour sa critique de l’Occident impérialiste et colonisateur, alors que Simone de Beauvoir a pu dévoiler le côté sombre et fortement conservateur de la révolution iranienne en mettant l’accent sur la question des femmes. Kate Millet et Simone de Beauvoir ont remarqué dès 1979 que le soi-disant l’islam progressiste était en mesure de pervertir totalement l’esprit de la révolution iranienne. En se méfiant du progressisme religieux de Shariati, Simone de Beauvoir affirme également son indépendance intellectuelle vis-à-vis de Sartre passionné par la dimension pseudo-révolutionnaire des réflexions de Shariati.

Quarante ans après, le bilan de la révolution donne raison aux féministes plutôt qu’à Foucault ou à Sartre. Le progressisme religieux de l’Iran de 1979 s’est transformé en tyrannie et le rêve d’une société démocratique s’est brisé. Néanmoins, la résistance continue et la jeunesse iranienne découvre et lit Simone de Beauvoir : les jeunes sont nombreux et nombreuses à admirer son intelligence et sa modernité à une époque où la “spiritualité religieuse” fascine encore certain.es intellectuel.les.

Chahla Chafiq nous donne ainsi un panorama très détaillé et sublime des blogs, des sites et des forums en persan autour de Simone de Beauvoir et son chef-d’œuvre, Le deuxième sexe. Par ailleurs, l’association iranienne “Un million de signature” a reçu le prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes en 2009 pour sa lutte perpétuelle contre les discriminations sexistes en Iran. Aujourd’hui, les femmes se dévoilent dans les rues principales de Téhéran et d’autres grandes villes, dans un geste de contestation contre le voile obligatoire. “Puisse l’histoire voir enfin se réaliser les vœux que Simone de Beauvoir exprima pour cette révolte : que la lutte pour la liberté et l’égalité trouve une issue heureuse”, écrit Chahla Chafiq (p. 68).

En dernier mot, voici un extrait du blog L’étang de Beauvoir, alimenté de décembre 2005 à septembre 2007 par une jeune fille iranienne qui se faisant appeler Farzaneh-Simone :

L’étang

Est une subjectivité

Qui se transforme ici mots

Nus ! Nus !

De Beauvoir

Est tout le désir

Pour la satisfaction duquel

Je mets ici en scène

Mes efforts d’écriture

Pour qu’un jour

Mon moi tiré au clair

Accède au calme d’un étang (p. 133).

NOTES

[1]Téhéran, la capitale du pays se trouve au Nord. Machhad est la deuxième plus grande ville du pays et est située à l’extrême Est, non loin des frontières d’Afghanistan. Ispahan, la ville la plus visitée par des touristes, est située dans le sud du pays.

REFERENCES

Simone de Beauvoir, « La voix des femmes iraniennes », Les Temps Modernes, 2010/4, n°660, p. 3.

Bonnet Marie-Jo, « Foucault en Iran : ‘ il ne voyait pas les femmes’ », Le nouvelobs, 16 février 2018.

Brossat Alain, Naze Alain, Interroger l’actualité avec Michel Foucault : Téhéran 1978/Paris 2015, Eterotopia, Paris, 2018.

Court-métrage réalisé par Sylvina Boissonas et Claudine Mulard en 1979.

Pour citer cet article : Amirpasha Tavakkoli, « Voir vite et loin : le rendez-vous iranien de Simone de Beauvoir », Chère Simone de Beauvoir, [En ligne], 6 mai 2019. URL : https://lirecrire.hypotheses.org/1450