La critique.org

Une anthologie subjective des nouvelles propositions féministes en art

Quatre directrices de publications orchestrent cette coalition théorique et pratique : Marie Laure Allain Bonilla, Emilie Blanc, Johanna Renard et Elvan Zabunyan. Parmi les intervenantes plusieurs d’entre elles sont issues de l’Université Rennes II, beaucoup d’entre elles sont actives à l’international, elles viennent de Belgique, d’Espagne , d’Angleterre, de Russie, des USA, du Canada, mais aussi de Bolivie …

Quatre chapitres structurent l’ouvrage qui s’ouvre sur les récits et engagements, il est toujours positif que la théorisation parte des oeuvres et des expériences personnelles, non d’une théorie pré-établie. Un deuxième ensemble montre comment ces savoirs se trouvent incarnés, personnalisés dans des « incorporations ». Celles-ci évoluent dans un troisième temps vers d’EX/CENTRIQUES/CORPOREITES. Au niveau politique et international le livre se clôt sur les « décolonialités » en constellation.

Parmi les pionnières attendues dans un tel essai on trouve bien évidemment Griselda Pollock, qui aborde des points de vue féministe, post-colonial et queer. Elle pose l’être-deux comme différence conceptuelle fondatrice d’une ontologie de la différence sexuelle. Ce qui suppose le féminin comme position psycholinguistique. Il est intéressant qu’elle s’attache au féminin à venir à travers les positionnements artistiques et théoriques de l’artiste israélienne Bracha L. Ettinger trop peu connue en France. Sa théorie matrixielle envisage l’amorce du devenir humain comme une proto-psychique et une proto-éthique qui émerge dans un processus de co-émergence. Elle appuie sa démonstration sur le catalogue de Catherine de Zegher Inside the visible réunissant 37 femmes artistes, qui comporte en couverture une vue d’une performance d’Anna Maria Molino (née en 1942) Entre les vies, qu’elle rapproche à la fois du mythe antique de Gradiva , étudié aussi par Freud, et d’une autre performance de Mona Hatoum. Deux photos viennent clore sa démonstration un cliché d’une manifestation féministe à New York en 1970 avec ce slogan Femmes du monde unissez vous ! et une reproduction d’une oeuvre de la sud-africaine Zanele Muholi (née en 1972) qui a produit des portraits de lesbiennes et de transgenres.

Cette oeuvre engagée est analysée en fin d’ouvrage par Mélanie Klein, qui rapproche son projet photographique documentaire de celui de Sabelo Mlangeni. Elle ne se contente pas d’exposer des moments d’intimité de ces femmes queer noires, des séries comme Case Number ou Hate crime survivor I and II dénoncent les crimes haineux qu’elles subissent. Elle souhaite interroger ces « sexualités tout en les déconstruisant ». Sabelo Mlangeni. Pour ses séries Men only ou Country girls intervient plutôt en conteur pour des fictions documentaires des gays vivant en zone rurale. C’est avec la série Faces and phases que Muholi connait une reconnaissance internationale qui amoindrit son activisme au profit d’une lecture plus esthétique, sans la dévitaliser cependant.

D’autres oeuvres sont évoquées par Virginie Jourdain qui recense l’aventure de la Centrale Galerie Powerhouse créée à Montréal par un groupe de 8 femmes. A travers des expositions collectives comme Self Portrait en 1978 ou Gender Alarm en 2008 elles lient médiation culturelle et fabriques du savoir. Ce sont ensuite les expositions internationales qui ont marqué ce courant qui sont interrogées à travers l’année 1989 souvent présentée comme charnière dans beaucoup de domaines. Cela amène l’autrice, Katy Deepwell, à critiquer trois expos majeures de ce moment China/Avant Garde, The Other Story 3e Biennale de la Havanne et Les Magiciens de la Terre qui tentent de s’ouvrir à de nouveaux artistes émergents mais ne comportent que de 10 à 20% de femmes. Elle y oppose entre autre une exposition comme Global Feminism au Brooklyn Museum de New York.

Dans un autre domaine Stéphanie Dadour étudie La génération 1988 en architecture, qui s’est fait connaitre par le biais de la revue Assemblage qui a connu 41 numéros jusqu’à 2000. Au MOMA en 1988 on a pu voir la proposition Deconstructivist Architecture, où on pouvait retrouver aussi des artistes comme Diller & Scofidio.

Clélia Barbut explore les performances féministes des années 1970 à travers des entretiens avec trois artistes de cette discipline de la scène californienne de Los Angelès : Cheri Gaulke, née en 1954, Suzanne Siegel, née en 1939 et Barbara T. Smith née en 1931. Ensemble elles évoquent l’approche déontologique du Feminist Art Program de Judy Chicago et Myriam Shapiro ainsi que les actions des collectifs Mother Art, Feminist Art Workers et Sisters of Survival. Ensemble elles remettent en question l’enseignement célèbre à l’époque de créateurs comme Chris Burden ou Paul Mac Carthy. L’action de ces performeuses s’attache à une réappropriation de leurs désirs. La performance ne laissant souvent pas de trace et certaines artistes préférant la narration orale à d’autres formes documentaires l’autrice considère ses entretiens comme « manière de redonner chair à ces corps perdus ». Elle évoque des actions performatives individuelles provocatrices comme Feed me de Barbara T. Smith ou des actes collectifs de diffusion artistique comme les Laundry works du groupe Mother Art actif entre 1973 et 1986. Une exposition regroupe ces différentes initiatives Doin’it in public, Feminism and Art présentée au Woman’s Building de Los Angeles en 2011.

La première incarnation se présente sous forme de conférence-performance tenue par Anne Creissels, qui dédouble cette situation grâce à une voix off et à un diaporama montrant des images d’autres performeuses-conférencières Elle les décrit en tant que résurgence de la figure de l’oracle, vue comme le message et la personne qui le divulgue. Elle considère ces modernes sibylles comme des corps-vecteurs qui diffusent comme l’écrit Georges Didi Huberman un savoir-montage permettant dans la ritualisation du savoir et de sa transmission d’accueillir l’altérité.

Un autre véhicule identitaire est le vêtement qui entre les femmes suscite selon Liza Petiteau Une solidarité vestimentaire. Elle évoque d’abord le célèbre jean ouvert à l’entrejambes arboré par VALIE EXPORT puis fait référence à différentes appropriations de vêtements réservés aux hommes notamment dans la série photographique Transformer (1973) ou dans les Autoportraits d’Adrian Piper. Elle conclut son article sur deux expériences indiennes, celle de Tejal Shah et ses mises en scène d’hijras , ces trans au statut ambigu dans son pays et sur l’action sociétale de Sampat Pal auteur d’un récit biographique Moi, chef de gang en sari rose.

S’il est un domaine corporel réservé aux hommes dans lequel les féministes interviennent c’est celui de la pornographie dont Muriel Andrin évoque les divers manifestes, en 2011 la revue n.paradoxa( International Feminist Art Journal) en recense 35. Elle cite d’abord comme pionnière VALIE EXPORT, ORLAN et Yvonne Rainer pour aborder des propositions plus directement pornographiques telle celle d’Erika Lust autrice d’un manuel sexuel pour femmes. On retrouve le POST PORN MODERNIST MANIFESTO de 1989 regroupant 17 artistes dont la plus célèbre Annie Sprinkle. On se souvient de sa transformation de femmes ordinaires « en salopes ou déesses » avec les attributs habituels de l’érotisme The sluts ans godesses video workshop de 1992 . De France viennent Ovidie et son PORNO MANIFESTO et Virginie Despente et sa King Kong Théorie. Annie Sprinkle en collaboration avec Elisabeth Stephens produit en 2011 son ECOSEX MANIFESTO.

C’est à une autre forme de radicalité que se consacrent deux artistes de la même génération émigrées en France et qu’il est bon de retrouver ici. Léa Lublin (1929-1999) et Nil Yalter (née en 1938), réciproquement juive polonaise réfugiée en Argentine et turque née en Egypte , elles arrivent à Paris dans les années 1960. Elles quittent la peinture pour se consacrer à des pratiques mixtes en donnant la parole à des interlocuteurs qui en sont habituellement privé. La première démythifie l’histoire de l’art dans une approche psychanalytique tandis que la seconde montre la situation et le travail des immigrés dans une visée ethnographique qui utilise la vidéo pour une pratique sociocritique.

Plus proche des préoccupations post-coloniales Wendy Red Star (née en 1981) « re-présente son identité » d’indienne du peuple Crow. Aurélie Journée-Duez étudie son oeuvre dans une approche socio-historique héritée de Siegfried Kracauer pour sa série de photos où elle se montre en White Squaw (2013). Ce titre est repris de la série de romans de gare pornographiques et machistes de E. J. Hunter dont elle détourne les sous-titres, le packaging et la typographie. L’artiste déconstruit les stéréotypes identitaires par l’ajout d’autres signes. Elle fait ainsi référence critique à des portraits d’indiens réalisés au XIX ème siècle ,notamment par William Henry Jackson ou Edward S. Curtis que l’on a pu voir au Musée du Quai Branly. Les autoportraits parodiques de l’artiste sur- jouent d’une sexualisation performée qui rejoint celle de Cindy Sherman. Mais il faut la rapprocher aussi des préoccupations d’autres artistes autochtones comme Shelley Niro (née en 1954) ou Erica Lord (née en 1978). Dans sa radicalité performative cette oeuvre est pour moi la révélation absolue de l’ouvrage.

Dominique Malaquais étudie les productions de Gabrielle Le Roux qui se définit comme « artiste et activiste pour la justice sociale » dans des séries comme Proudly trans in Turkey et Proudly African & transgender . Ses portraits au fusain, pastel et encre d’activistes transgenres et intersexes s’accompagnent de texte reprenant leur déclaration et de vidéo les présentant.

La quatrième partie s’ouvre sur un texte de la bolivienne Maria Galindo qui ne fait aucune référence à l’art contemporain mais recense les justes actions identitaires du groupe Mujeres Creando, pour justifier leur présence dans le livre deux petites illustrations montrent une de leur performance de rue. C’est à travers un autre média que s’exprime le trio de femmes réunies pour la plateforme Diasporas Criticas qui anime Radio Free Resist Europe. La performance poético-sonique est restituée dans les trois langues des narratrices, le français , l’anglais et l’espagnol, pour une méditations translocale sur la décolonisation.

Pour rendre compte du conflit russo ukrainien de 2014 Nataliya Tchermalykh explore les initiatives radicales des artistes postsoviétiques. Alors que dans ces pays ce sont les FEMEN et les Pussy Riot qui se sont fait connaitre elles ne sont pas intervenues sur les évènements de Maidan. Une autre résistance artistique féministe a pris le relais. Un essai d’Alexander Etkind décrit la Russie comme le pays de la colonisation intérieure. Pour résister à cet état de fait on y assiste ainsi aux actions et mono-performances du groupe Gandhi, de Victoria Lomasko, de Maria Kulikovskaia et de Kado. Elles utilisent ainsi le graffiti arboré en bannière, des images diffusées dans m’espace urbain, des graffitis muraux dessinés et légendés. Pour dénoncer la guerre menée en Ukraine Kado Cornet( née en 1992) crée une performance spectaculaire à Saint Pétersbourg dont elle diffuse images et vidéo.

C’est ce même support qui est longuement étudié par Dalida Maria Benfield à travers l’action de différents collectifs actifs au service de ce qu’elle nomme une transmodernité. On y trouve par exemple Video Machete collectif transnational et intergénérationel créé à Chicago en 1994. Pour donner vie et permettre la médiation de ses théories l’artiste et critique panaméenne intervenant aux USA a produit son installation Los archives Del cuerpo qui lui permet de diffuser documents et oeuvres médiatiques pour mieux faire connaitra les actions de cette histoire décoloniale.

Christian GATTINONI

haut de page